Jean-Pierre Bouchout est aujourd’hui inspecteur général de la jeunesse et des sports honoraire. Il a notamment passé dix années de sa carrière à la direction des sports au ministère chargé des sports, donc cinq années comme chef du bureau chargé du sport de haut niveau. Aujourd’hui retraité, celui qui a été dans sa jeunesse basketteur à Autun jusqu’en N2 (deuxième division de l’époque) est toujours un observateur rigoureux et expert des évolutions de l’organisation du sport en France et en Europe. Aujourd’hui, il revient pour nous sur la tentation des ligues fermées au plus haut niveau du sport en Europe et les conséquences sur le modèle en place.
Les football leaks ont montré ce week-end que clubs les plus puissants de foot ont la tentation de se couper des autres dans une compétition européenne presque fermée, sur invitation, qui ressemble beaucoup à ce que connait le basket avec l’Euroleague. Quels sont les enjeux généraux de ces mouvements sur le sport tel qu’on le connait aujourd’hui ?
Il n’y a rien de simple dans le sport aujourd’hui. Mais je trouve qu’il n’y a, actuellement, pas beaucoup de débats sur les choses essentielles. Par exemple, la main mise par des puissances d’argent, des organisations privées qui cherchent le profit, essentiellement, dans le cadre des compétitions fermées, est vraiment une des préoccupations du moment. Il me semble que l’atomisation du sport, alors que celui-ci doit rester global du plus haut niveau jusqu’au sport amateur, et jusqu’au sport santé, est une tendance constatée contre laquelle il faut lutter.
Le sport est indissociable de toutes ses composantes (éducatives, compétitives, récréatives). Ceux qui pensent par exemple qu’on ne fait du sport-éducation uniquement à l’école dans le cadre de l’EPS, se trompent. On fait de l’éducation dans les clubs de sports, évidement. Aimé Jacquet, champion du monde de foot en 1998 avec les Bleus l’a toujours dit : je suis d’abord un éducateur. Il n’y a pas de frontière nette entre les différentes composantes du sport. Le mouvement sportif ne sait pas assez le mettre en avant. Personne ne parle véritablement du fond. Les médias s’intéressent beaucoup au sport, mais ils parlent des résultats, du croustillant, je peux le comprendre, mais le fond est essentiel. Et les envies d’élite des clubs, en foot ou basket, oblige à revenir au fond. Face au rouleau compresseur de la dimension économique du sport, il faut en parler.
Dés le départ, la France était visionnaire dans l’organisation du sport. Une cohérence a été recherchée entre l’éducatif, le loisir et la compétition. Il faut absolument garder une unité de ce trépied du sport. Cela passe par des fédérations délégataires puissantes (l’Etat, par la délégation, confie la gestion monopolistique d’une discipline sportive à une seule fédération) et une action d’accompagnement de l’Etat. Le modèle olympique l’a compris en acceptant les basketteurs « professionnels » en 1992, par exemple, ce qui était interdit avant. Le sport doit être approché de façon globale. Le système français a été organisé sur cet objectif. Est-ce que c’est une utopie aujourd’hui ? On voudrait nous le laisser entendre, parce qu’il y a un business gigantesque autour du sport professionnel, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une utopie. Le traitement du sport doit rester global.
Quel sont les dangers de l’organisation du sport d’élite par des entreprises privées, hors des girons des fédérations ?
Il y en a plusieurs. D’abord, il y a la question de la formation. Tous les joueurs professionnels ont d’abord commencé et appris à jouer en étant dans un club en étant amateurs. Avec des entraîneurs, des parents, des bénévoles, une structure où rien ne se fait pour l’argent. Je ne vois pas le sport pro tourner tout seul. En tout cas, pas longtemps. Il va falloir que le secteur privé trouve un modus vivendi avec les centres de formation qui vont alimenter en force de frappe des joueurs pour les grands clubs. Certes, à la rigueur, ça peut se régler en signant des accords avec des clubs formateurs… Mais la formation, la détection, c’est toujours très compliqué. Ça marche au final quand le maillage est très large, avec différents chemins possibles pour arriver au plus haut niveau.
L’autre problème, c’est que le jour où les ligues privées seront complètement séparées du reste de l’organisation sportive dont s’occupe les fédérations, que se passera-t-il pour les équipes nationales ? On voit déjà le problème qui existe en basket pour les qualifications à la coupe du monde. Or les équipes nationales, c’est quand même la vitrine des nations et des disciplines, même en football ou en basket. Quand on ne peut pas mettre les meilleurs joueurs en équipe nationale, il y a vraiment un souci. C’est pour ça que le sport doit rester organisé par les fédérations, au niveau international et au niveau national. Une ligue professionnelle dispose d’une grande autonomie mais dépend toujours de sa fédération de référence. Le basket montre que le pouvoir sportif doit être fort pour pouvoir résister au pouvoir économique. Et dans une discipline, on sait que lorsque on touche à l’équipe nationale, c’est toute la mécanique derrière qui est grippée. Que ce soit pour les fédérations, les ligues nationales, les clubs, toute l’organisation du sport…
Au-delà de la question des revenus, qu’est-ce qu’implique la fermeture de l’élite de la pyramide d’une discipline, comme en basket ou en foot, par rapport au modèle européen sportif de montée/descente qui permet, sur le papier, à tous les clubs d’avoir l’ambition d’aller plus haut ?
Si vous fermez la possibilité d’aller au plus haut, ça entraine une démotivation certaine et inévitable de ceux qui pourraient y prétendre un jour. Encore une fois, je reviens à des choses assez simples. La compétition, c’est vouloir être le meilleur. C’est vrai à tous les niveaux. Tous les clubs veulent monter dans la catégorie supérieure. Là est la motivation de l’organisation du sport. Dès qu’on ferme, on tue le sport. On joue pour gagner et au bout de la saison, cela se concrétise par une conséquence, on monte. Ou on descend. Sinon, on fait du 3×3 dans la rue. C’est une autre logique. Mais si vous êtes dans la logique de compétition, il faut que le résultat ait un impact. C’est l’essence même de la compétition. Et au niveau des ligues professionnelles, c’est aussi ça qui motive les clubs à progresser, y compris financièrement. Une ligue fermée casse cette logique. A terme on peut se poser la question de savoir si on ne va pas tuer le sport, tout simplement.